Vieillir

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Chaplin, Les Feux de la rampe
Quand il tourne Les Feux de la rampe, son « film testament », Chaplin a passé la soixantaine. Il est temps que le comédien fasse un dernier tour de piste. Il s’écrit le rôle du clown Calvero qui ne fait plus rire, mais qui refuse la limite d’âge : « Sous prétexte que je vieillis, ils pensent que je suis vieux, que je suis fini. » Mais le public tire le rideau : « Ils sont partis avant la fin. Je suis fini. » Pour faire rire autrefois, il lui fallait boire, mais l’alcool l’a détruit ; sobre, il ne peut plus faire rire.
La vieillesse du comédien est redoublée par celle de l’homme, dont une jeune danseuse qu’il a sauvée est amoureuse, au point de vouloir l’épouser. Le film ne dit pas vraiment ce que ressent le vieil homme : il est conscient qu’il n’est plus aimable, que cet amour est de la reconnaissance, de la pitié (grande délicatesse de Chaplin vis-à-vis des femmes, au moins dans ses films, toujours respectueux, timide, maladroit). Pour lui redonner confiance, la danseuse organise un spectacle où il brillera : « une occasion de leur démontrer que je ne suis pas encore fini. » Le spectateur du film rit, mais on ne sait pas si le spectacle dans le film fonctionne, la danseuse ayant pris soin de réunir une claque. Dans la grande tradition de Molière, Calvero meurt à la fin de son numéro, d’une crise cardiaque, coincé dans un tambour de l’orchestre comme dans un cercueil, mais pas exactement sur scène (il revient saluer les spectateurs et fait rire une dernière fois) : il expire dans la coulisse, où on l’a transporté pour qu’il voie valser sa danseuse, en inversant une scène précédente, dans laquelle il faisait le clown à son chevet à elle, dans une pantomime où elle jouait une mourante. Chaplin rajoute une couche de mélancolie et de confusion entre fiction et vie réelle en donnant à son fils Sydney le rôle du beau et jeune amoureux de la danseuse. On n’a jamais tourné un film aussi émouvant sur le naufrage de la vieillesse (mais le vieil homme garde sa dignité, son orgueil, la haute idée qu’il se fait du théâtre), par amalgame entre l’auteur, le comédien et le personnage, et en multipliant les scènes mises en abyme dans lesquelles Chaplin se montre en train de jouer et de dire adieu à ce qu’il a été.

Souffrir (par exemple du genou, tout bêtement) consomme beaucoup d’énergie, ou plus exactement concentre toute l’énergie disponible, physique et mentale, sur la zone douloureuse, comme si le corps tout entier convergeait vers un point unique, obsessionnel, le reste des organes, des pensées, se redisposant tout autour. (19 juin 2025)

Robert de Montesquiou consulte le docteur Samuel Pozzi pour sa « vitalité de feuille morte ». D’après Georges N., conférencier, il souffrait d’éjaculation précoce. N’est-ce pas plutôt l’andropause, c’est-à-dire plus d’éjaculation tout du tout et un sexe mou ?

13 mai 2024
Trouver des périphrases ou des expressions qui, par l’humour, montrent que je maîtrise encore la situation. Par exemple : ma matière blanche devient grise, et ma matière grise devient noire.

Dans les nécros du Monde, je regarde d’abord la date de naissance dans la short bio qui se trouve sous la photo. Oui ! la personne est née bien avant moi. Je calcule le nombre d’années qui me restent. Et sur la photo, la personne fait vraiment plus âgée que moi.

Hugo, Les Misérables
« La misère d’un enfant intéresse une mère, la misère d’un jeune homme intéresse une jeune fille, la misère d’un vieillard n’intéresse personne. C’est de toutes les détresses la plus froide » (M. Mabeuf, Quatrième partie, Livre neuvième, chap. III, Livre de Poche, t. II, p. 1407).

Longtemps, je me suis dit que je lirai l’essai de Simone de Beauvoir, La Vieillesse, un pavé, quand j’aurai l’âge. Chaque chose en son temps ; il faut qu’une lecture s’impose. Je sens venir le moment. C’est même maintenant. Mais aujourd’hui que j’ai le nez dessus, je me demande à quoi bon lire un livre sur ce que je connais de l’intérieur pour le vivre ?

J’ai suis à faire des listes de ce que je n’aurai pas le temps de faire, ce qui diminue d’autant le temps qui reste.

Il existe en France des milliers de prix littéraires. A-t-on pensé au prix du dernier livre, remis du vivant de l’auteur à celui qui s’engagerait à ne plus écrire après celui-là ? Un prix Rimbaud ou Philip Roth. Mais on peut craindre qu’il s’agisse d’une promesse d’alcoolique.

Antoine Compagnon a eu la bonne idée de consacrer son dernier cours au Collège de France, avant sa retraite, aux œuvres de vieillesse : Fins de la littérature, qui a donné un livre : La Vie derrière soi. Fins de littérature. Sa fin de carrière à lui coïncide avec son entrée à l’Académie française. Ce qui est une manière de déjouer la vieillesse en visant à l’immortalité. Le visage d’adolescent qu’Antoine Compagnon a conservé.

Pour ses dernières photos, Gérard Genette se cachait derrière sa main. Pudeur ou coquetterie de vieil homme (mort à 88 ans), pour cacher ses poches, et même ses valises, sous les yeux. Sur Internet, dans Google images, les seules photos de lui qui s’affichent le montrent vieux : il ne semble jamais avoir été jeune.

Cette belle expression de Genette : « l’âge venant, et même venu », en 4e de couverture d’Apostille (Seuil, 2012), le troisième de la quadrilogie des fragments autobiographiques. Le participe présent a été remplacé par le participe passé.

À la fin de sa vie, Châteaubriand écrit La Vie de Rancé, en manière de rémission de sa vie pècheresse. Relire le beau texte de Barthes sur ce livre. Grand siècle que celui où on terminait sa vie par un retour spirituel sur soi pour faire son salut et tenter de gagner le Paradis en se confessant : les débauchés se convertissaient, les femmes de mauvaise vie donnaient des exemples de vertu, etc. Aujourd’hui, le seul bilan que l’on fait est matériel : on met ses affaires en ordre en faisant le ménage et en allant voir un notaire.

Antoine me demande : « Alors, qu’est-ce que ça fait d’être vieux ? » Plus on avance, et plus la vérité sort de la bouche des enfants. Le Roi est nu, de plus en plus nu, comme Noé ivre qui ne cache plus sa nudité à ses enfants.
Je ne sais plus ce que j’ai répondu. Avec l’esprit d’escalier, j’aurais dû répondre : on se sent vulnérable.

Lisant le bel essai alerte de Nicolas Bourguinat, L’avenir est gros ! Temps, espace et destinée dans L’Éducation sentimentale (La Baconnière, 2023), je tombe sur une note (p. 97) où l’auteur calcule l’âge de Jacques Arnoux au moment des retrouvailles entre Frédéric et Marie Arnoux : « Or, si Arnoux avait “la quarantaine” au début du roman, en 1840, il a largement atteint les 70 ans en 1867, l’année où se déroule cette rencontre. C’est donc bien un vieillard. » Un vieillard à 70 ans ? Vieux, oui, mais vieillard ? Alors, je me dis que l’auteur doit être jeune ou qu’il se place du point de vue du XIXe siècle, quand l’espérance de vie, vers 60 ans, découpait autrement les âges de la vie. Mais quand même, le coup est porté : c’est un homme de 72 ans bientôt qui lit ça.

A., le fils d’AB, distribue les cartes en commençant par sa sœur et en terminant par moi : « de la plus jeune au plus vieux ». Je ne bronche pas.

On se console en répétant, et en se répétant, cette phrase de je ne sais plus qui (signe de vieillesse), Cocteau peut-être (toujours les phrases drôles sont de Cocteau) : vieillir, c’est la seule solution qu’on ait inventé pour ne pas mourir jeune.

D’ailleurs, ce sont toujours les autres qui vieillissent : vérité paradoxale, moins vertigineuse que l’inscription gravée sur la tombe de Marcel Duchamp, au Cimetière monumental de Rouen : « D’ailleurs, ce sont toujours les autres qui meurent ».

Dans la série des oublis, ce sont toujours, paraît-il, les noms propres qui partent les premiers. Le commun, le banal, le général résistent mieux. C’est le singulier, le particulier, l’individuel qui disparaît d’abord. L’identité : la vieillesse est une perte d’identité.

Oublieux (oublieuse mémoire, disait Supervielle, qui ne s’écrit pas Supervieille), distrait, planant, comme absent à soi-même : t’inquiète pas, disent mes filles qui en savent quelque chose, tu as toujours était comme ça. Elles veulent me rassurer. C’est gentil. Est-ce rassurant ? Peut-être que j’ai toujours été vieux.

Jamais été physionomiste, mais ça ne s’améliore pas. Avec l’âge, j’ai moins honte : autrefois, je dissimulais que je ne reconnais pas la personne en la laissant parler jusqu’à ce qu’elle donne des indices sur qui elle est. Maintenant, sans honte, je dis : excusez-moi, c’est l’âge, un début d’Alzheimer. Il paraît que la faculté de reconnaissance des visages est localisée dans une zone spécifique du cerveau. Ce serait donc génétique.

Grand intérêt pour les âges de la vie, ces pyramides qui représentent les différentes périodes sur les marches d’un escalier ascendant puis descendant.

Une terrible formule, dans un article sur le « monstre » Picasso, dominateur et dévorateur de femmes, surtout jeunes : « Picasso vieillit ; ses compagnes non. »

Jeune, on fait de la gym pour se développer ; vieux, pour s’entretenir, limiter la perte.

Ce beau sonnet de Ronsard, classé dans le chapitre « Les derniers vers » du Lagarde et Michard de notre jeunesse estudiantine :

Je n’ai plus que les os, un squelette je semble,
Décharné, dénervé, démusclé, dépoulpé,
Que le trait de la mort sans pardon a frappé ;
Je n’ose voir mes bras que de peur je ne tremble.

Apollon et son fils, deux grands maîtres ensemble,
Ne me sauraient guérir, leur métier m’a trompé.
Adieu, plaisant soleil ! mon œil est étoupé,
Mon corps s’en va descendre où tout se désassemble.

Quel ami me voyant en ce point dépouillé
Ne remporte au logis un œil triste et mouillé,
Me consolant au lit et me baisant la face,

En essuyant mes yeux par la mort endormis ?
Adieu, chers compagnons, adieu, mes chers amis !
Je m’en vais le premier vous préparer la place.

Sur Internet, où je récupère ce texte, un lecteur qui signe « Maximuse » a laissé ce commentaire : « Texte très triste, émouvant, j’en pleure devant mon écran. » Et encore, il doit être jeune. Une autre, sans doute une prof donneuse de leçon de sens : « Le poète est en réalité déjà mort dans ce poème, il se décrit ici en tant qu’homme mort. Toujours regarder le moins évident dans un poème ! »

« Mon corps me lâche mais c’est justement pour ça qu’il y a des choses que je ne peux voir que maintenant », dit le vieux Hokusai, dans le film d’Hajime Hashimoto (2023).

La publicité ciblée rappelle son âge à l’internaute, par des annonces orientées : bénéficier d’un test auditif gratuit, réserver sa place en EPHAD, adhérer à une mutuelle santé seniors, souscrire à une garantie obsèques pour n’embêter personne, trouver l’amour à pas d’âge sur « adoptunvieux.com ». Mais comment savent-ils, tous ces marchands de troisième âge, que je ne suis plus tout jeune ?

Qu’une jeune personne dans un bus se lève et vous cède sa place, avec un sourire. Vous hésitez à refuser, vous vous dites que vous n’êtes encore ce vieux monsieur prioritaire, avec les femmes enceintes, les handicapés, etc. répertoriés sur la plaque apposée entre les sièges, que vous ne faites pas encore votre âge, et puis vous acceptez, ne serait-ce que pour encourager cette jeune personne à la civilité la prochaine fois qu’un passager réellement vieux aura besoin de s’asseoir.
Pire: qu’un vieux, qu’une vieille, plus que vous, vous réserve le siège qui vient de se libérer, vous commande de vous y asseoir, en maudissant les jeunes d’aujourd’hui qui laissent les personnes âgés debout.
Pire encore : vous vous asseyez, et vous trouvez ça confortable.