Lovers

,

Amour

Entre temps, elle avait regardé des films pour savoir ce que les hommes aiment, ou plutôt ce que les films font croire aux hommes qu’ils aiment, et qu’ils finissent pas aimer à force de voir les films. (Janvier 2013.)

23 septembre 2012
Pourquoi parle-t-on si mal de ce qu’on aime ?
Par peur de se trahir ? D’être débordé par l’affectif ? Par jalousie : ne pas rendre désirable ce qu’on voudrait garder pour soi ?
Parler mal, je m’en avise, peut avoir deux sens : ne pas trouver les mots, à cause de l’émotion, de la trop grande proximité affective ; mais aussi dire de mauvaises paroles, parler en mauvaise part, avec l’intention inconsciente de rabaisser ce qu’on aime, de peur d’être soi-même dépassé par son objet d’amour, et que les autres nous en dépossèdent.

Picasso changeait-il d’épouse à chaque fois qu’il changeait de période, ou l’inverse ?

Ne jamais aimer deux personnes portant le même prénom. Cette interdiction du doublon est-elle œdipienne ? c’est-à-dire ne pas aimer une femme / un homme qui porte le prénom du père / de la mère ?

Condition pour aimer une personne : aimer la voix, l’écriture, à la fois la graphie et le style. En cela amour littéraire. Une vilaine écriture est un obstacle à l’amour total. La graphologie n’a rien à voir là-dedans : c’est une question d’esthétique, de beauté du geste de la main. La cristallisation peut s’opérer à distance, sans le visage, par la lettre manuscrite, le téléphone, ou une manière de dire dans un courriel.

Dans la thèse de Juliette Azoulai sur Flaubert, cette belle expression à rime incluse : « eros féroce ».

L’anticipation du désir (sous forme d’images mentales, de scénarios…) tue le désir.

Le spectre amoureux va de Don Juan le multiple et l’exhaustif (« cette fille est trop vilaine, il me la faut ») jusqu’à Dussardier, le républicain de L’Éducation sentimentale : « moi, je voudrais aimer la même, toujours ».

Au début de son essai De l’amour, Stendhal distingue quatre amours : 1° l’amour-passion ; 2° l’amour-go? ; 3° l’amour physique ; 4° l’amour de vanité. Dans chaque colonne, on pourrait mettre des noms. Goethe aussi classait ses amours par catégories.

Lovers

Les lieux s’emboîtaient, se déboîtaient; au bout d’un chemin sans issue, traversant une campagne avec vaches, une maison comme n’importe laquelle, des pièces dans la maison, habituelles, elle dans chaque pièce, alternativement, à des heures différentes du jour, selon les besoins réglés du corps et dans elle, en profondeur, des lieux qui s’entr’ouvraient encore, à la recherche d’une petite poupée centrale, pleine et polychrome (hors d’atteinte). Quand elle n’était pas ailleurs, c’est dans son lisoir qu’on la trouvait, en petit vêtement de femme, ou veste chaude et légère d’intérieur, sous la reproduction d’un portrait de femme au livre par Renoir (nulle ressemblance), à demi allongée sur un divan convertible en lit. Des étagères sans fond, vitrées des deux faces, si bien qu’on tirait les livres par la tranche ou dos, coupaient dans la pièce qu’elle appelait living, ou dining, ou siting, un coin, le sien. Son antichambre, c’était son mot, elle baptisait tout d’un autre nom, qui pouvait à vue se transformer en chambre, si la lecture basculait soudain. Au rayon inférieur de sa bibliothèque vitrée (quelle bêtise que ces livres sous verre) s’alignaient des dossiers suspendus, côté droit, aménagé en grotte à chauve-souris, et de l’autre, des chemises domestiques s’empilaient, de couleurs assorties, et fermées aux angles par des élastiques. Chacune portait au dos son nom, moulé de sa main en beau corps : impôts, salaire, assurance, ce qui classe. Je lisais à la suite, en attendant. Quelle femme d’intérieur, quel ordre dans le ménage, comme elle administre son petit domaine en maîtresse de maison, etc. (C’est d’aujourd’hui que datent ces mots bien nets ; au temps d’alors, impensé et brouillard dans la tête). Le dernier m’arrêta : LOVERS. C’était écrit LOVERS, comme ça, en capitale. Même une fois relu, le mot resté tel, inchangé, lovers, en majuscules et avec un s. Elle tenait registre de ses amoureux, avec le sens de l’économie qu’elle mettait dans l’archivage des factures eau, gaz, électricité. Pourquoi en anglais ? Par code secret, mais ce mot-là est su de tous. Ou par imitation de Stendhal, l’un de ses favoris, passant à l’anglais quand l’émotion dictait ?

J’étais moi archivé, comptabilisé, couché là, avec quel numéro d’ordre, sous combien d’autres ? (Ces questions, je me les pose maintenant, mais à l’instant il y eut un blanc, pendant qu’elle lisait, en attendant qu’elle lâche son livre ou qu’en continuant sa main libre s’écarte, mes yeux pris dans les boucles de ce LOVERS, avec la peur d’être enfermé dans ce dossier mais la peur plus grande encore de ne pas m’y trouver).

Ce jour-là, elle lut jusqu’au bout.

Plus tard, je sus. C’est LOYERS qu’elle avait écrit, le jambage du Y coupé par la pliure, s’allongeant côté couverture. Si bien qu’au dos, du Y ne restait que la forme d’un V. Loyers : elle était locataire de ses maisons successives, une chambre d’étudiante, un studio en ville, une maison à la campagne. Elle y habitait depuis un an et un jour et réglait son loyer à échéance, ponctuellement, chaque fin de mois.