Écrire

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Juin 2025

Dans Le Lambeau de Philippe Lançon (Gallimard, 2018), qu’on lit pour l’histoire et l’Histoire, on tombe sur des mises en abyme de l’écriture elle-même, comment écrire l’événement qu’il a vécu, et sur quel support quand on est privé de la parole : « Si écrire consiste à imaginer tout ce qui manque, à substituer au vide un certain ordre, je n’écris pas : comment pourrais-je créer la moindre fiction alors que j’ai moi-même été avalé par une fiction ? Comment bâtir un ordre quelconque sur de telles ruines ? Autant demander à Jonas d’imaginer qu’il vit dans le ventre d’une baleine au moment où il vit dans le ventre d’une baleine. Je n’ai pas besoin d’écrire pour mentir, imaginer, transformer ce qui m’a traversé. Le vivre m’a suffi. Et, cependant, j’écris » (p. 93). C’est que vivre ne suffit pas quand on a été laissé pour mort.

Comme Georges Perros atteint d’un cancer à la gorge, il écrit sur une ardoise magique : « J’épuise ce dont je parle, j’efface ce que j’écris. Je ressemble à l’artiste Marcel Broodthaers dans ce petit film muet, en noir et blanc, qu’il a tourné en 1969 et intitulé La Pluie. Broodthaers est assis derrière une caisse, sur laquelle se trouvent un encrier et une feuille de papier blanc. Il écrit je ne sais quoi avec le plus grand sérieux, et il l’écrit sous une pluie battante. Les phrases sont aussitôt diluées, mais Broodthaers continue, avec calme, à en écrire d’autres, aussitôt effacées. C’est l’un de mes films préférés » (p. 278). Plutôt l’écrit qui s’envole comme la parole, et ne reste pas : « Le silence s’est installé au cœur des dialogues avec mes rares visiteurs et soignants. Je vis avec un carnet et une petite ardoise. Ils parlent, j’écris. Ils parlent assez peu, car écrire, c’est lent. À quoi pensent-ils en attendant des réponses qui prennent leur temps, comme des tortillards ou des cocottes en salle de bains ? L’affaire serait moins drôle si je n’étais pas, d’ordinaire, un épouvantable bavard. Je préfère l’ardoise au carnet, car tout ce qui est écrit, comme la parole non enregistrée, est aussitôt effacé. Pour qui écrit d’une manière ou d’une autre depuis plus de trente ans, n’imaginant pas ma vie sans traces venues du bout des doigts soudain noircis par le feutre, ce n’est pas rien. D’autant que j’essaie de m’appliquer. Quitte à écrire sur le sable d’une ardoise Velleda, autant le faire avec des phrases justes, précises, mûries par l’instant et l’émotion inévitablement contenue, des phrases pour ainsi dire muettes et destinées à rejoindre l’oubli dont l’événement les fait, pour une minute, sortir. Il faut croire que les phrases effacées ont leur orgueil : elles se contentent de se faire regretter, chassées par d’autres » (p. 362).

Mai 2025

Sensation, depuis toujours, de vivre dans une fiction. Ce que j’appelle : ne pas être au monde. Ce qui m’arrive arrive à un personnage qui n’est pas moi, mais quelqu’un dont je peux, dont je pourrai plus tard raconter l’histoire. Hier, Francine M. me parlait d’elle, et immédiatement, comme en traduction simultanée, ses paroles se transposaient en scène de roman. D’où une grande faiblesse : une vie dématérialisée, pas vraiment vécue ; et une grande force, car rien ne m’atteint vraiment puisque je peux toujours en faire de la littérature, même si c’est grave, surtout si c’est grave. M. me disait : « Je te croyais bon. Tu n’es qu’indifférent. » Est-ce que je n’ai pas provoqué certains drames pour en tirer matière à écrire ?

Avril 2025

Pendant de nombreuses années, tentative d’écrire mal, comme un analphabète, en prenant la place de ceux qui n’ont pas fait d’études, surtout pas d’études littéraires. Un style qui n’en serait pas un, une nouvelle « écriture blanche », comme on disait dans les années 60, un « style sans style ». Mais tout de même, avec la coquetterie de faire sentir que je savais écrire, que je faisais encore de la littérature, sans rhétorique ni académisme.

De temps en temps, retour au stylo plume pour me ressourcer dans l’encre (noire, jamais bleue, pourquoi ?), le papier, quadrillé ou ligné mais pas blanc uni, pas de A4, mais des petits formats, l’écriture manuelle, le ductus, mot que j’ai trouvé chez Barthes, qui signifie la pression de la main sur la plume, pour faire (autrefois) des pleins et des déliés.

L’encrier magique inépuisable

Extrait du catalogue William Théry, février 2020

24. Jean-Georges HACHETTE [Paris, 1838-1892], éditeur, fils de Louis Hachette. Lettre [autographe ?] signée, Paris, 24 mai 1875, à MM. Raphaël Delorme & Cie, négociants à Toulouse ; 1 page in-4°, en-tête Librairie Hachette et Cie…

« Nous avons le regret de ne pouvoir accueillir la réclamation qui fait l’objet de votre lettre du 22 courant. Nous ne sommes ni les Inventeurs ni les fabricants de l’Encrier magique. Nous avons seulement consenti à nous charger de la vente de ce produit et nous l’avons fait en connaissance de cause, c’est-à-dire après nous être assurés de sa bonne qualité, qui serait attestée au besoin par les résultats obtenus tant en France que dans les pays étrangers où nous avons traité avec des concessionnaires. Ces raisons ne nous empêcheraient certainement pas de faire droit à une réclamation que nous jugerions fondée ; mais tel ne paraît point être le cas de la vôtre puisque l’inconvénient dont vous vous plaignez ne se serait certainement pas produit si vous aviez eu la précaution d’entretenir l’eau de vos appareils à un niveau suffisant pour prévenir les chocs de plume dont la répétition incessante a dû nécessairement amener à la longue la perforation du fond de l’Encrier.

Pour ce qui est du papier timbré dont vous nous menacez, nous serons certainement obligés de le recevoir si vous tenez à nous en envoyer, mais nous croyons qu’il ne nous sera pas difficile de repousser une prétention aussi peu justifiée que la vôtre.

Agréez, Messieurs, nos civilités

Hachette. »

Selon une réclame parue dans la presse en 1873, cet « Encrier magique inépuisable » consistait en un « appareil générateur d’encre pour les besoins de tous les jours, pendant plus de cent ans » ! Nous ne résistons pas au plaisir de citer l’intégralité de la notice publicitaire : « S’il est une invention aussi ingénieuse que pratique, c’est sans contredit celle de l’encrier magique. En effet, avec ce petit appareil, aucun des inconvénients si nombreux attachés aux encriers usuels ne peut se produire. Pas d’encre qui sèche ou s’altère à l’air, pas de nettoyage, ni d’oxydation des plumes. Quelques gouttes d’eau versées, de temps en temps, dans l’encrier magique suffisent pour obtenir indéfiniment une encre excellente, d’une limpidité parfaite et du plus beau noir. Breveté en France et à l’étranger. Prix : 5 francs, chez les principaux papetiers et libraires. » CURIOSITÉ. 30 €.

Lire comme on écrit (avril 2022)

J’ai peu lu, je lis lentement. Silencieusement, à la vitesse d’une lecture orale. J’entends les mots, comme si je les prononçais à mesure, j’articule en lisant, ou comme si quelqu’un d’autre les disait à ma place, me les dictait. Je ne suis pas seul quand je lis à voix basse : il y a un tiers, quelqu’un qui me lit ou à qui je lis. La lecture est une opération à trois.

Je crois me souvenir que les spécialistes de l’alphabétisation appellent ce phénomène la subvocalisation. En effet, wikipedia confirme et donne la définition : « La subvocalisation est le phénomène consistant à prononcer mentalement les mots lus lors d’une lecture silencieuse. » Le premier résultat de la recherche conduit vers un blog de lecture rapide qui donne des conseils pour « en finir avec la subvocalisation », cette « tare ». Le cinquième « truc tout simple » est ainsi formulé : « Comptez tout haut pendant la lecture(1, 2, 3, 4, 1, 2, …). Ceci a pour objectif de vous faire perdre l’habitude de prononcer les mots. Par contre il faudra ensuite vous faire perdre l’habitude de compter tout haut en lisant… »

Écrire sur (novembre 2018)

Écrire tout court, intransitif, c’est faire l’expérience de la perte du support, dans le noir, on avance sous savoir où on met les pieds.

Alors, par peur, ceux qui savent écrire se replient le plus souvent sur la lecture et l’écriture critique. Ils écrivent sur les livres des autres, en terrain solide. Écriture transitive. Là, on sait quelque chose. Mais ce n’est pas écrire.

Vital (juillet 2018)

Si ce n’est pas une question de vie ou de mort, ne pas écrire.

Si on peut vivre sans écrire, alors ne pas écrire. Se contenter de vivre, c’est suffisant.

Autrefois, je pensais qu’il fallait beaucoup vivre avant d’écrire ; que l’élan s’arrêtait vite parce que je n’avais pas assez vécu. Mais vivre ne suffit pas.

Les mots déplacés, ou comment on vient à la littérature (2013)

Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place

L’instituteur écrivit la morale au tableau, comme chaque matin, de sa belle écriture ronde et normée qui se transmettait à l’École normale.

Les enfants la copièrent sur le cahier du jour, en imitant l’écriture ronde du maître.

Puis vint une petite leçon pour expliquer la morale, avec des exemples pris dans la vie de tous les jours : l’enfant bien ordonné qui retrouvait ses affaires, et l’enfant qui perdait tout.

Dans la petite tête blonde d’un élève appliqué, la leçon rentrait par la séduction de la phrase ; elle se repliait sur elle-même, elle se regardait dans un miroir posée au beau milieu ; une place pour chaque mot et chaque mot à sa place ; les mots disaient qu’il fallait de l’ordre pour s’y retrouver, les mots montraient l’ordre des choses. Il s’ébahissait que la morale dise les choses et les places, et que les mots occupent la bonne place dans une phrase bien rangée, comme la chambre de l’enfant ordonné.

Il se dit que sa vie serait là : même s’il ne rangeait pas les affaires de sa chambre, il mettrait de l’ordre dans les mots, il leur ferait une place, une juste place ; il arrangerait les mots pour leur faire dire comment les choses doivent être.

Jusqu’en classe de 6e, il oublia qu’il s’était donné rendez-vous avec les mots. On lui fit lire Alphonse Daudet, Les Lettres de mon moulin. Il connaissait déjà la petite chèvre de M. Seguin, sa barbiche de sous-officier, ses sabots noirs et luisants (l’institutrice l’avait dessinée au tableau avec des craies de couleurs), son ennui de l’herbe fade et sa vaillance de petite chèvre sauvage, vaincue mais pas soumise. Une petite phrase l’attendait dans une autre Lettre, « En Camargue. I. Le départ ».

« La cloche sonne ; nous partons. Avec la triple vitesse du Rhône, de l’hélice, du mistral, les deux rivages se déroulent. »

Il la relut et la relut, sans percer d’abord son mystère.

« Avec la triple vitesse du Rhône, de l’hélice, du mistral… »

Comment pouvait-on additionner le Rhône, qui est un fleuve, l’hélice fabriquée par les hommes pour faire avancer les bateaux, et le mistral, qu’une note en bas de page définissait pour les petits écoliers du Nord ? Et pourtant, cet Alphonse Daudet qui envoyait de son moulin des lettres à ses amis parisiens faisait tenir l’eau, le métal et le vent dans sa main et il les ajoutait pour obtenir la somme d’une « triple vitesse ». On n’additionne pas des choux et des carottes, disait le professeur de mathématiques, on ne pouvait que lui donner raison, et voici qu’un mauvais élève en calcul posait l’opération avec des signes plus entre des choses qui n’allaient pas ensemble ; et on ne pouvait pas lui donner tort de désobéir aux règles du calcul. Après les mots mis à leur place et une place pour chaque mot, la tête moins petite et moins blonde découvrait là plusieurs mots mis dans le même panier.

Plus tard, il achèterait un moulin, il en délogerait les lapins et il écrirait à ses amis de belles phrases économiques dans lesquelles il dirait trois choses en une seule.

Il grandit. Il ne lisait plus. Les livres ne lui apprenaient rien sur sa vie. Ils racontaient des histoires. Pas la sienne. S’il ouvrait un livre au hasard et lisait une phrase, ce n’était jamais celle qui lui convenait, et il partait en quête de la phrase qui le définirait tout entier, du mot unique qui le résumerait. Ce n’était pas un récit qu’il cherchait, mais une image, fixe comme une certitude.

Il se remit à lire, des livres de son âge mais il s’ennuyait, des livres en dessous de son âge qu’il pensait pouvoir écrire facilement, des livres au-dessus de son âge auxquels il ne comprenait rien : ceux-là contenaient un mystère. Dans l’un de ces grimoires, hermétiquement clos comme les vieux livres de messes à fermoirs d’argent, il découvrit « l’absente de tout bouquet ». Il vit que c’était une fleur, sans discussion possible, et pourtant ce n’était pas une fleur, puisqu’elle ne se trouvait nulle part. Dans une belle chanson d’autrefois, il entendit : « Non, je ne me souviens plus du nom du bal perdu. » Le bal était deux fois perdu, sans nom et sans avoir laissé de souvenir. Les mots pouvaient donc dire que les choses n’existaient pas ; ils pouvaient faire exister les choses en nommant leur absence ; ils creusaient des trous noirs dans le ciel où les constellations dessinaient des formes reconnaissables. Avec des notes de musique, on entend toujours des sons. Les silences, bien sûr, mais une note ne pourra jamais faire entendre l’absente de tout concert. Avec des lignes et des couleurs, le peintre donne à voir quelque chose, fût-ce un carré blanc sur fond blanc ou un carré noir sur fond blanc. Une couleur ne peut pas dire l’absente de toute palette.

Alors, il regarda autrement les mots, comme des bêtes retorses qui se cachent en se montrant, et qui montrent en cachant, qui peuvent dire l’inverse de ce qu’ils disent, qui peuvent creuser du manque dans la présence.

Il formait des phrases avec des mots négatifs, placés dans des constructions où se multipliaient les ne… pas, ne… point, ne… que. Il privilégiait les figures de l’absence, du moindre sens, la prétérition, la litote, l’antiphrase.

Il s’aperçut un jour que toute figure porte présence et absence. Toutes les Cassandre annoncent de mauvaises nouvelles en proclamant qu’elles ne sont pas la rose à laquelle le poète les compare.

Il suffit d’écrire un mot, n’importe lequel, au hasard, pour entamer le deuil compliqué de la chose. Alors, il ne s’arrêta plus de lire et d’écrire, à la recherche de la chose perdue.

Définitivement, les mots n’étaient plus à leur place, dans le désordre du monde.

Décembre 2002

J’ai beaucoup écrit, et tout détruit à mesure.

J’écrivais pour détruire, d’abord ce dont je parlais, ensuite les pages. Je détruisais les traces de la destruction, pour qu’il ne reste rien, ni de la chose, ni du témoignage sur la chose. Chasse morne, pour éliminer. Une chose écrite était une chose biffée. Une chose dite, une chose tue, tuée.

Aujourd’hui, je n’écris plus. La destruction intérieure me suffit. Et j’ai compris que les choses existaient sans nous, en dehors de nous, qu’elles nous précèdent et nous survivront, et que l’écriture n’a pas d’effet immédiat et visible sur leur consistance.

Les instruments de l’écriture (21 mai 1998)

Grande importance, toujours. À tel point que j’accusais les mauvais outils de mon impuissance à écrire. Pendant toute ma jeunesse, et même après, j’ai cherché le stylo idéal, ni trop dur ni trop souple, qui glisserait bien sur le papier, qui écrirait presque tout seul. Impossibilité d‘écrire avec une pointe bic. Fascination par l’écriture des autres, au sens de graphie : répondant à J.-P. R., je me surprenais à imiter son style mais aussi la façon de tracer les lettres. Mimétisme littéral.

Malaise devant la rature, la souillure de l’écrit. Écolier, je ne barrais pas ce qui était faux : je mettais entre parenthèses (c’était avant l’invention du blanco). Le professeur avait beau rappeler que la parenthèse n’était pas un signe de suppression, je persistais à ne pas raturer.

L’ordinateur a été inventé pour moi : un texte toujours propre, un écran limpide qui, comme l’eau, absorbe tous les remous des pierres jetées sans rien retenir. Mon intérêt pour les manuscrits bien raturés : fasciné par les ratures des autres. Moi scripturalement correct : ne pas laisser de traces du travail.

Mes femmes m’offrent des instruments pour écrire. M** et les deux Mont-Blanc. P* et les pinceaux japonais. Et des carnets.