écrire en voyageant, voyager en écrivant
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Au jour le jour
2 août, Suscinio, Vannes
Dès le premier jour, au micro, Gilles appelle Flaubert et Du Camp par leur prénom. Gustave et Maxime, Maxime et Gustave. La route crée de la familiarité. Pour un peu, dans le groupe, on se tutoierait tous…
Dans le rempart du château de Suscinio, la meurtrière verticale et le trou pour passer le canon dessinent un point d’exclamation. Pour trouver le point d’interrogation, il faut regarder au pied du rempart, dans les douves, le col d’un cygne.

À Vannes, notre guide Véronique s’excuse de nous demander un petit effort d’imagination pour voir la ville comme elle n’est plus. On est là pour ça : imaginer.
Le long du canal de Vannes vers la mer, Stendhal rencontre un homme « qui, évidemment, se promenait avec une femme qui lui était chère ». Pourquoi évidemment ? Parce que, évidemment, le séducteur Stendhal aurait préféré que la femme se promenât seule sur les bords du canal.

« Hermine de gueule passante cravatée. » Nous sommes plusieurs à douter de la cravate.
Pour l’un, c’est une laisse que le maître va saisir.
Pour l’autre, des ailes au vent.
Servitude ou liberté ?
Il y a ce que Flaubert et Du Camp n’ont pas vu
Ce qu’ils ont vu sans en parler
Ce qu’ils n’ont pas pu voir parce que ça n’existait pas encore
Ce qu’ils ont vu et qui n’existe plus
Et nous, qui existons
Véronique, la guide, présente la tour du Connétable, « tel que Flaubert et Du Camp l’ont connue, plus ou moins comme ça ».
Plus ou moins ?
4 août, Concarneau
Le homard n’enterre pas la mue de sa carapace, devenue trop étroite. Il peut la manger. Il commet alors un acte d’auto-crustophagie.
Sarah, la conférencière, nous dit aussi que « la mue détachée vague au gré des vagues ». Je réalise que vague est à la fois un nom et un verbe. Un adjectif aussi.
La mue est une forme vague.
Sarah, encore : la mue du homard, c’est comme s’il était là ; en fait, il n’est pas là. Le homard n’est pas mort. La mue est la forme vague du homard, son fantôme, qui vague dans les vagues.
Il mue toute sa vie et meurt quand il n’a plus assez d’énergie pour sortir hors de lui-même. L’homme aussi, à la différence qu’il mue de l’intérieur et qu’il n’abandonne pas de fantômes après lui, qui vague dans les vagues.
Encore que.
Triangle meurtrier, si j’ai bien tout compris : homard, congre et poulpe
1. Le poulpe mange le homard.
2. Le congre mange le poulpe.
3. Le homard s’associe au congre pour éviter d’être mangé par le poulpe.
4. Quand le homard mue, le congre mange le homard.
À la fin, c’est toujours le homard qui est mangé.
Qui mange le congre ? Un autre congre, peut-être. Et au bout de la chaîne, l’homme, toujours l’homme.
5 août. Le Pouldu, Penmarc’h
Devant l’hôtel à dortoirs du Pouldu, le bar fermé est en travaux. Sur la pancarte du permis de construire, on lit le nom de l’architecte : Attila.
La dame qui est à l’accueil de l’exposition de lithographies, au pied du phare de Penmarc’h : « Du temps de Flaubert, n’en parlons pas ! »
À l’église Sainte-Thumette de Kérity, Édith nous apprend qu’il existe du « granite fragile ». Allons bon.
6 août. Quimper, Locmaria
Anne de Bretagne, notre guide au Prieuré, nous prévient : « Vous ne verrez pas des choses qu’il a vues. » Elle se reprend : « Vous verrez des choses qu’il n’a pas vues. » Si au moins on était sûrs de voir des choses qu’il a vues…
On apprend que les religieuses fumaient la pipe. Est-ce un péché, mon Père ? Comme les pipes étaient en terre, les bonnes sœurs les cassaient souvent (d’où l’expression « casser sa pipe »).Elles ont donc fait appel à un faïencier de Lyon pour fabriquer des pipes plus solides. C’est grâce à leur dépendance au tabac que la fabrication de la faïence s’est développée à Quimper. À quoi ça tient, la prospérité économique.
Le guide de la chapelle de Ty Mamm Doué : « Il y a 500 ans, on n’était pas là. On n’est sûr de rien. On passe son temps à faire des hypothèses. »
Dans 500 ans, on ne sera plus là. Les visiteurs de la chapelle en 2522 ne seront sûrs de rien. Ils passeront leur temps à faire des hypothèses. Ils se demanderont si un groupe de promeneurs est bien venu, le 6 août 2022, à la chapelle de Ty Mamm Doué, comme il est écrit dans un vieux parchemin.
7 août. Morgat.
La guide, dans le bateau qui s’approche des grottes : « Si vous vous mettez debout pour prendre des photos, pensez à ceux qui sont derrière. »
*
Textes selon la consigne
Consigne du 3 août (Carnac) : « Où va-t-il donc celui-là et pourquoi voyage-t-il ? » (Par les champs et par les grèves, Livre de Poche, p. 21)
Où va-t-il donc celui-là et pourquoi voyage-t-il ?
Moi, je ne bouge pas. Je suis de Carnac et je reste à Carnac.
Y a-t-il quelque chose au-delà de Carnac, j’en doute.
On me trouve facilement, le deuxième dans la rangée 4, à l’entrée de l’alignement de Ménec.
J’ai entendu dire que j’avais cinq mille ans, et sans doute encore autant à venir, sans bouger, avec du lichen en plus et des fientes de mouette, qui me font des décorations blanches.
La nature m’ayant doté d’une forme avantageuse, les vieux messieurs et les femmes infécondes viennent en pèlerinage à mon pied, la nuit tombée, et s’y livrent à des rituels cachés.
D’autres se font prendre en photo. Comme je suis mince à la base, on dirait que les visiteurs photographiés sont coiffés d’un chapeau de pierre.
Où va-t-il donc celui-là ?
Voilà ce que je ne saurai jamais. Le sait-il lui-même ? Il va vers le menhir suivant, et après encore un autre. Il ne sort pas de Carnac, qui est un monde.
Pourquoi voyage-t-il ? Il l’ignore tout autant. Pour se fuir ? se chercher ?
Voir des pierres arrêtées et se dire : chacun porte son menhir ?
Pourquoi voyage-t-il ? Pour trouver quelque chose qui n’existe pas ? Mettre ses pas dans des pas effacés ?
Le voyageur doit me plaindre de rester immobile, comme je le plains de ne pas rester en place.
Les pires, ce sont les voyageurs qui veulent laisser quelque chose derrière eux, en gravant leur nom dans la pierre.
C’est comme une blessure qui ne cicatrice pas.
Ou pire encore, les amoureux qui creusent un cœur avec une flèche et leurs initiales.
On croit que la pierre reste de marbre. Mais non.
Les voyageurs eux-mêmes ne disent-ils pas « malheureux comme les pierres » ?
Consignes du 5 août (Pont-l’Abbé) : « toute la tendresse religieuse » (p. 130) ; « Nous ne sommes que des contemplateurs humoristiques et des rêveurs littéraires » (p. 137) ; « le mouvement de la vie » (p. 142).
Nous ne sommes que des contemplateurs humoristiques, mais parfois nous oublions notre penchant pour l’ironie, la caricature, le dénigrement (toutes ces dispositions caractéristiques de la jeunesse impitoyable), pour nous abîmer dans la contemplation pure de la beauté, et même de la foi, pas celle qu’on voit dans les églises, mais la foi d’un cœur simple, une Bretonne dans les champs, ou une femme de marin qui attend le pêcheur en regardant la mer, les nuages et les vents, et là, nous communions avec elle dans la tendresse religieuse, cette vraie croyance qui relie l’âme au monde.
Certes, nous sommes des rêveurs littéraires parce que nous avons beaucoup lu avant de partir et que nous prenons des notes, mais il arrive qu’en chemin la littérature nous quitte, celle des bibliothèques aux livres bien rangés. Nous ressentons le mouvement de la vie. La vie est mouvement, et c’est surtout en voyage, parce qu’il y a déplacement de ce point à l’autre, que le mouvement intérieur bat au rythme des pas.