Fragments de mémoire

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bouts, bouffées de souvenirs

Tour de France

Regardant le Tour de France, surtout les étapes de montagne, quand j’enroulais moi-même un très grand braquet, je me disais : ils le font, ce tour de France, tour de force ! Donc, je peux le faire. J’appuyais sur les pédales, j’avançais.

Anquetil

Je crois avoir aperçu Jacques Anquetil sur son vélo, devant la gare de Poitiers. Son fin profil en lame de couteau. Je dis bien je crois, car le peloton est passé si vite. Il était là, je retrouve la date et l’occasion, le 30 mai 1965 sur le Bordeaux-Paris, qu’il avait gagné 24 heures après sa victoire dans le Dauphiné-Libéré, un pari fou. Après, je l’ai retrouvé à Rouen, en novembre 1987. Impossible de réserver un hôtel le jour de son enterrement. Plus tard encore, j’ai cherché la chambre où il était mort d’un cancer de l’estomac à la clinique Saint-Hilaire, où j’arpentais les couloirs pour soigner un autre organe. Je crois me souvenir qu’il y a une plaque dans le hall d’entrée. Pas sûr.

Farces d’été

Au Crotoy, pendant l’été, on réfléchissait le soleil avec un bout de glace pour éblouir les passants de la rue Delan, caché derrière un volet au premier étage. Un autre jeu consistait à laisser traîner un porte-monnaie dans la ruelle : celui qui se baissait pour le ramasser le voyait partir, tiré d’un coup sec. Il se redressait, tout honteux, comprenant la ficelle dissimulée dans le sable du sentier et la main cachée derrière la haie.

Appendicite

Dans les papiers de mon feu père, je retrouve la date de mon opération de l’appendicite, le 9 février 1989. Je me souviens que pendant les jours de jeûne obligatoires avant la cicatrisation, dans une grande lucidité mentale due à la faim, j’ai construit le plan de Crimes écrits, mon premier livre sur les procès littéraires. À la télé, Pierre Guyotat parlait de littérature et d’érotisme, regrettant que les femmes n’aient pas un vagin plus profond, ou lui un organe plus long : il aurait aimé s’approcher plus près du cœur. (22 juillet 2019.)

Monter à Paris

Étudiant, montant de Poitiers à Paris, seul, je me disais qu’il y aurait bien, dans cette ville capitale, une chambre vide qui m’attendait, par exemple sous les combles inoccupés d’un bâtiment public, musée ou ministère. Je m’y introduirai par effraction, vivrai caché, ignoré de tous, sortant la nuit, écrivant le jour, devenant d’un coup si célèbre par mon premier livre, peut-être un roman, que, fortune faite, on viendra m’offrir un logement somptueux dans ce même bâtiment, j’attendrai qu’on insiste, par exemple le logement de fonction inoccupé avec vue sur Seine, un salon fermé pour travaux, un atelier de restauration ou une aile entière interdite à la visite.

Carte de France

La carte de France tenait dans le cartable. Une carte en plastique, les fleuves en creux, on les suivait avec une pointe bic, et le tracé se marquait sur la feuille. Rassurant, à portée de main, elle était nôtre, comme ce jardinier du Roi qui s’appelait Le Nôtre.

Ces cartes ont dû faire beaucoup dans le sentiment patriotique : on pouvait s’approprier la France.

Transistor

L’amie D sort son transistor. Aussitôt, une histoire me revient.

On écoutant « Quitte ou double » sur Radio-Luxembourg, toute la famille autour du gros poste à œil vert. C’était la finale. Le candidat revenait pour la 4e semaine consécutive. Il s’appelait Emerich Bognar, ou quelque chose de ce genre (oui, je retrouve son nom par Google). Un mineur polonais, incollable. C’était la France, capable d’intégrer un travailleur étranger, de l’exploiter et en même temps de le présenter comme exemple de la réussite de la France. Mais il fallait partir au Crotoy, sans poste. On ne saurait pas s’il avait gagné ou perdu, doublé ou quitté. À l’arrivée, la mère a sorti de son sac un poste à transistor, bleu et blanc. Des piles. En écrivant cela, une boule me monte à la gorge, l’angoisse du joueur. Les larmes viennent aux yeux. Pourquoi ? Radio-Luxembourg a choisi Lipp. Geneviève Tabouis : « Vous viendrez à savoir… » La famille Duraton, Jean Carmet. Ma déception quand je l’ai rencontré.