Quoi d’autre ?

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Premier texte de fiction publié sans pseudonyme

Côté gauche

L’horrible déséquilibre de l’homme moderne qui baise une femme, par exemple la sienne, dont le sein gauche a été mamectomisé. Je dis gauche car il est plus simple de se garder sur sa droite, et de ce côté-là, le gauche, l’homme moderne entend, penché, dans ses côtes à lui, sans sein, le bruit du cœur de la femme dont il est désormais très proche. C’était ce même déséquilibre qu’il y a deux mille ans éprouvaient les hommes qui baisaient les Amazones, au sein volontairement brûlé pour faciliter la tension de la flèche à son maximum. Mais les Amazones ne se laissaient pas baiser, sauf par les demi-dieux, peut-être, ou par des étrangers de passage, et alors par derrière, car la brûlure du sein faisait mal, si la peau de bête de l’homme y touchait.

Un lit

Le lit y est-il ? A le bien mesurer, le lit n’est qu’un rectangle (deux mètres de long, 90 à 160 en largeur, selon les âges), une surface en plusieurs couches superposées de literie, couvre-lit, couverture, draps, et un peu de profondeur qui se creuse sous le poids. Deux corps gisants s’y tiennent à l’aise dans les plis, avec un vide au mitan. On se laisse choir dans son trou, l’un sur l’autre collés là, puis chacun sa nuit, à son bord. Les eaux montent, le lit roule, gite, penche, descend. (Tableau : les énervés de Jumièges sans guide iront où le fleuve les meine, les deux fils punis dérivant sur une eau jaune). Sans rame, ce sont les bras pendants qui font avancer. Le jour venu, on l’amarre aux tables de nuit, où se retrouvent les menus objets de la veille. Côté homme, on a disposé de quoi noter les rêves nocturnes. Mais il n’en restait le plus souvent rien, dans la dissolution de l’aube. Il eût fallu les attraper en plein sommeil, ou se faire réveiller pour en jouir, et coucher sur un bout de papier les mots du rêve. Au début, il suffisait d’une litière jetée à terre, avec un oreiller de fougères fraîches. Puis il avait reposé dans des lits haut perchés, bordés sur les quatre côtés par du vide. Son idéal de lit serait un très antique de style, taillé dans le cœur de l’arbre généalogique : les pères des pères des pères y sont morts, les mères ont souffert le mal d’enfants. Pendant qu’un lit (c’est tout comme : on soulève la couverture, on se glisse entre deux trames blanches), l’autre féminin s’endort sur la première page. Lire engendre l’insomnie, ou la maladie (l’ivresse) du sommeil. Elle dort comme on boit, des heures noires d’un alcool fort. Le battant de fer sonnait les coups, montant jusqu’à douze puis décroissant. Une machine ronfle, de plus en plus lointaine. Au matin, tard, elle restait clouée là, mèches défaites, de la pâte comme de bois dans la langue, et demandait la couleur du ciel. C’est ce qu’ils ont fait de mieux, ensemble, dormir. La mère tournait la tête au nord magnétique, dans le sens des bonnes ondes, quelle que soit l’orientation de la pièce, dût-il, le lit, se placer sur une ligne biaisée. Dans la chambre à part (chambre froide, occultée, renfermé sur ses odeurs, on ne pénètre pas), le père procédait à la levée du corps, à 8 : 00, qu’il fît jour ou pas. Procuste, ou Procrustre, ou Damatès, ou Polypémon, possédait, disait le livre sous le rond de la lampe, quatre noms et deux lits de fer. On le rencontrait sur la route qui va d’Athènes à Mégare. Sur le grand lit, il allongeait les petits; au pied du petit lit, il coupait ce qui dépassait des grands voyageurs. Vient toujours un moment où il faut se mettre au lit, au risque de s’étendre sur le sujet. Thésée, le héros, lui fit subir le même supplice. Sur lequel des deux lits, le petit ou le grand, c’est ce que le livre ne dit pas.

En verre

Toutes mes petites amies raffolent (c’est un point commun, mon type il faut croire) d’objets transparents qui exhibent leur mécanique intérieure. Elles vivent dans un monde sans dedans ni dessous, elles n’ont plus rien à cacher.

Entre autres, la jeune femme pleine d’avenir, pigiste à ses heures, qu’elle comptait au cadran d’une grosse montre aux ressorts et aux rouages dentés bien visibles, enregistrait les voix sur des cassettes en plastique transparent où défilait à vue la fine bande magnétique. La call-girl travaillait avec un téléphone dont le socle et le combiné en plexiglass dévoilaient leurs entrailles de fils, de puces et de contacts électroniques. Les poulies, les courroies, les engrenages, rien ne se dissimulait des appareils qui meublaient l’ordinaire de la troisième, une femme d’intérieur.

Moi dehors, jeté devant, exposé aux regards, j’étais là, les habits défaits à mes pieds, la viande dépecée à l’étal, débitée en bas morceaux, percé jusqu’au blanc de l’os, dansant la gigue dans le reflet surexposé des glaces sans tain, des parois vitrées.

Moi donc cherchant l’ombre d’une cloison, une épaisseur bien opaque derrière laquelle dérober ce qui ne se montre pas, au moins un verre dépoli, comme ces cabines de bain aux panneaux coulissants, qui laissent passer la lumière, mais ne permettent pas de cerner nettement le contour du corps qui s’y douche, voyez-vous.

Relais

Quand et où, n’importe, je l’attends. Je tiens prête une batterie de réponses adaptées à toutes les questions qu’il peut poser, et cet arsenal est si complet qu’il ne lui ménage aucune possibilité d’intervention en dehors des réparties que j’ai prévues. C’est ma réponse qui provoquera sa question. Tu ne me poserais pas cette question si je n’avais pas déjà trouvé la réponse adéquate. Pas tu : vous. Je l’attends là où il ignore que je suis, le front en alerte.

Une supposition qu’il ne pose pas de question, aucune éventualité ne doit être négligée pour rendre le dispositif étanche. Et s’il lançait une interjection qui ne demande pas de réponse ? Comme s’il se parlait à lui-même, en mon absence. Moi alors acculé au silence, car me manifester signifierait rien moins qu’il a touché juste. Que je me sens visé. De fait, son interjection serait une fausse question, le crochet du point d’interrogation, en fin de phrase, simplement redressé en trait droit, ? détordu en !, comme ça. Dans cette éventualité, je pourrai extraire de ma giberne une phrase en réserve, tournée en forme d’exclamation pareillement. Nous dialoguerons, si cela peut s’appeler dialogue, par exclamations alternées.

Autre possibilité : qu’il se taise. Attendre qu’il entame. Le premier qui parle a perdu.

Le scénario, c’est de moi l’idée et l’écriture, sa partie et la mienne. Je sais quel est son rôle, il est prévisible. C’est le secret de ma supériorité : il est en tout prévisible. Il jouera dans ma pièce sans savoir, et s’il s’écarte de l’espace de jeu, il tombe dans le trou du souffleur. L’ado que j’étais s’échangeait des mots d’amour, mais ce n’étaient pas ceux qui venaient en présence d’Elle. D’avoir été utilisés les rendaient inemployables.

Il sera déjà dans le bureau quand j’y entrerai, ou l’inverse. A moins que nous nous présentions tous deux chacun à un bout du couloir, en même temps, mais il y a peu de probabilité qu’une telle coïncidence, qui ne s’est jamais produite en cinq années de cohabitation, se réalise le jour où il passe la main, définitivement. Peut-on dire que celui qui occupera le bureau avant l’autre prendra l’avantage ? Ce que racontait la mère de sa nuit de noces : le premier des deux qui se couche domine dans le ménage.

Le témoin passe. Dans le silence du cabinet, quel code de mort le sortant confie-t-il à l’impétrant ?

Par exemple il dira Vous n’avez pas perdu de temps. Déjà mes objets. Alors moi, en écho, le temps de tomber sur la bonne réplique Quels objets ? C’est plus convivial, ainsi, non ? Au lieu que ce rempart de livres dressé entre les deux bureaux. Une phrase à placer, absolument : « Vous êtes locataire, pas propriétaire ».

Après, dans l’escalier, rédiger puis déchirer le brouillon mental de tout ça, où se surimpriment ce qui a été dit, ce que j’avais prévu de dire, ce que j’aurais dû dire, ce que je dirai dans une autre circonstance. Cher Monsieur, insister sur le monsieur, de politesse distante comme une gifle. Deux ou trois fois, il a testé un tu, comme par mégarde, dans la conversation. Mais j’ai renvoyé un vous bien senti. Rien de commun avec ce semblable.

Il ne m’a pas choisi, c’est le lot commun. L’affiche que j’ai mise au mur, un détournement d’héritage. Le livre en cadeau, quelque chose à me faire pardonner ? un piège tendu ? un forçage d’estime ? Mes rapports, en trop, de l’excès de zèle. Etre, m’y avait-il seulement autorisé ? Sur ce, un bien intentionné m’informe que j’ai pris la succession de sa maîtresse (renvoyée ? éloignée ? démissionnaire ? reconvertie dans quoi ?). Et j’ai vidé devant lui les papiers de l’autre comme je débarrasserai les siens.

Ses tiroirs fermés à clé, sur quels misérables secrets ? Les miens toujours ouverts, pour l’exemple. Au moment du départ, lancer une phrase dégoupillée : « Vous songerez à laisser vos clés sur les tiroirs de votre bureau ».

Je lui ferai dire : « Je ne suis plus rien, maintenant », attendant un démenti de ma part, mais si, mais si, vous resterez ce que vous avez été. La vengeance d’après : faire l’inventaire. Il manquera quelque chose, obligatoirement. Il ne se peut pas que quelque chose ne se perde. Je rendrai public l’audit du bureau. Décoller son nom de sur la porte. Disperser ses livres. Ses papiers au panier, vingt ans de sa vilaine écriture.

Son tour

Quelle que soit la figure que les quatre forment, en partie carrée, en cercle de famille, en rose des vents pointant vers les points cardinaux, elle occupe le bas bout, se rencogne dans l’angle mort. Quatrième roue du tricycle, elle ne rit plus. C’est sa place, la surnuméraire. De plus, en trop.

Ouvre-t-elle la bouche, même pas, un désir de dire lui tremble-t-il au bout de la langue, qu’aussitôt un des autres, c’est la règle ici, prend la parole. Ça circule, selon la formule à haute prévisibilité ababaccab, sans elle, placée en d. Elle tourne dans un palais désert, y prêche une langue morte, le timbre sourd — retirée loin derrière le voile retombé. Les parleurs s’écoutent.

Ils s’enchaînent, se chevauchent, se mêlent dans leurs mots bien à eux. Survient un blanc.

Elle s’est jetée dans le blanc, ou coupe celui qui la coupe. Je voulais dire. Qu’elle le dise alors, ce qu’elle a à dire. C’est à elle. Ils sont tout ouïe.

Non. C’est parti. Elle l’avait là, au bout de la langue. C’est trop tard. Ses mots se tordent en vers tranchés, roulent en boule pharyngale jusqu’au tréfonds de la glotte, là où tout s’engendre. Rien ne vient à la voix.

Si c’est important, ça lui reviendra. Elle passera sept tours, derrière les barreaux, en attendant.

C’est alors qu’elle quitte le circuit en rond, en carré, hurlant dans les marches Chacun mon tour, chacun mon tour.

De front

C’est elle, à sa gauche, légèrement en retrait. Elle suit son train. Il règle sa foulée sur son pas, en avant (deux pas d’elle à chaque grande enjambée). Il presse l’allure, elle ne décroche pas, il la tire en remorque, par tant de fils invisibles. Il ne la perd pas de vue, en biais, dans l’angle du regard qui embrasse un peu plus de cent quatre-vingt degrés.

Ils ne parlent pas, quoi dire qui vaille, tout à leur mécanique mentale, à leur souffle bruyant, juste un mot entre deux pour s’assurer, sous le ciel frais du matin, au bord des vagues montantes, vent debout. Comme deux passagers assis dans le même sens, regardant droit devant, savent qu’ils sont côte à côte sans vérifier du coin de l’œil.

Elle calcule en cadence (croit-il) dans combien d’années il aura le double de son âge.

Elle s’est effondrée dans l’angle mort. Soudain ce manque. Elle gît là, parmi les faux-oursins et les poissons sur le ventre, échoués, roulés dans le filet des laminaires. Elle est allée jusqu’au bout, vent de face, dans le froid, sur la ligne qui va vers le blockhaus basculé. C’est leur faute.

Il aurait désiré qu’elle fût plus lourde, que le sable s’enfonçât profond sous leur deux poids additionnés, qu’il y eût un vrai désert à traverser et non ces cent mètres faciles.

Sa nuit

La lumière viendrait à lui manquer, le jour mourrait avant elle, vers ses vingt ans, selon la Faculté. Elle les fêterait dans deux jours, ses vingt ans, et la Faculté ne s’était pas trompée. Elle soufflerait vingt bougies, presque sans les voir, et ce serait comme si elle avait éteint la lumière dans la pièce avant de sortir, à tâtons.

Au moins elle se dit qu’elle a eu vingt ans de lumière. Elle a regardé les choses, bien, de près, pour en conserver la forme, comme ces explorateurs de merveilles abolies à leur départ.

Le jeune homme la regarde. Elle tourne la tête légèrement vers lui, tirée par le regard posé sur elle; il n’est pas nécessaire de voir pour sentir cela. Depuis deux ans, il a observé ses lunettes, les verres s’apaississant, reculant les yeux derrière leur hublot. Elle s’approchait des choses qui s’éloignaient, se collait le livre sous l’œil, puis enlevait ses lunettes — et laissait voir ses beaux yeux à nu, posant son regard là où elle savait qu’il n’y avait personne qui pût se croire fixé indélicatement par son immobilité prolongée.

Elle était belle, petite et belle. Le jeune homme se disait que tant de beauté allait sombrer pour elle qui ne se verrait plus. Elle serait belle encore, mais d’une beauté offerte, sans défense, plus belle d’abandon.

Avait-il eu des traits pour elle avant qu’ils n’entrent dans la nuit ? Les garçons s’écartaient, comme tenus à distance par cette zone d’invisibilité. On ménageait autour d’elle l’espace nécessaire à son déplacement sans obstacle. Il pourrait faire un pas, s’offrir à l’aider. Mais elle dirait non, c’était sûr : elle devait s’habituer au noir, ne compter que sur elle, se suffire.

C’eût été trop grave de lui dire le gros mot d’amour, qu’il commençait à l’aimer (il fallait se déclarer avant qu’elle risque d’y voir de la pitié). Ou bien elle tendrait les bras devant pour le repousser au-delà de son cercle, ou bien elle s’accrocherait à lui, et lui ne suffirait pas à la demande de remplacer ses yeux.

Il mettait sa joie neuve à la voir sans être vu, à la précéder pour éliminer devant elle les objets, comme ces motards qui ne savent pas à quel haut personnage ils ouvrent la route, et n’en auront pas de merci.

La rue Saint-Jean

Dans la rue Saint-Jean de notre vieux quartier, une rue pourtant pas si longue, on peut encore naître, vivre et mourir. Il y a tout le nécessaire pour mener sa vie d’homme, en commençant par le début et jusqu’à la fin, et même un peu au-delà. A partir du numéro 1 peint en blanc sur émail bleu, dans l’ordre presque chronologique, viennent la maternité, la crèche, l’école primaire, puis secondaire, la superette, un des mille cafés de la ville, dit-on, qui fait aussi tabac-journal et chambres à l’étage. Tout doucement, on arrive sans se presser à la maison de retraite, qui jouxte l’église de la rue Saint-Jean et le cimetière de notre vieux quartier, là où la rue Saint-Jean perd son nom, au numéro 244.

Avec un peu de chance, on trouve à s’employer comme sage-femme, gardien, maîtresse d’école, on rencontre son bonheur dans les chambres à l’étage du café, sans avoir à tourner le coin de la rue Saint-Jean.

Les autres rues, on n’y va pas voir, elles ressemblent à notre rue Saint-Jean, dit-on, en moins complet.

Lève la tête, tu as la bande de ciel au-dessus, des étoiles par nuits claires, baisse-la, et vois tes deux pieds posés bien à plat sur le trottoir. Quoi d’autre ?

La Nouvelle revue française, n° 552, janvier 2000, p. 323-331.