Choses qui mettent la larme à l’œil ou choses qui émeuvent
Robert de Niro, 81 ans, reçoit une Palme d’honneur à Cannes en 2025. Voir la vidéo.
On crut le voir, la veille, pendant la remise de sa Palme d’honneur par Leonardo DiCaprio, retenir délicatement une larme. Rictus indulgent : « Que voulez-vous, il y a des moments où on devient sentimental. Je ne sais pas si j’ai pleuré. Peut-être, un peu, j’étais ému, comment ne pas l’être ? »
Chansons
Barbara, « Il pleut sur Nantes », surtout depuis que je connais l’inspiration autobiographique des paroles.
Brel, « Ne me quitte pas », bien sûr, quand on arrive à ce sommet : « l’ombre de ton ombre, l’ombre de ton chien ».
Les chansons de pauvres, comme « Mon vieux » de Daniel Guichard ou « Les vacances au bord de la mer » de Michel Jonasz.
Berthe Sylva, parce que ma mère écoutait ses disques en boucle sur un vieux Tezza qui crachait, en me racontant son histoire (celle de B.S., mais aussi la sienne à ma mère), ses misères, le mouchoir fétiche qu’elle avait toujours à la main quand elle était sur scène), et particulièrement « Les roses blanches ». Idée d’écrire un jour une vie de Berthe Sylva. Par chance, on a ressorti ses chansons en CD.
Événements
Un otage qu’on libère, et les embrassades sur le tarmac.
Des paroles justes lors d’un enterrement, un proche qui joue de la musique, même mal, surtout mal (funérailles de Daniel Anger, 24 juin 2011).
Pendant le Giro 2011, un coureur cycliste se tue. Le lendemain, les autres coureurs laissent gagner son équipe, qui arrive groupée sur la ligne. Ce qui émeut : le geste, le panache, l’affirmation de la solidarité de corps, de destin.
Les dernières lettres des résistants qu’on va fusiller. En voulant rendre sa lecture obligatoire dans les écoles, Sarkozy nous a gâché la belle lettre de Guy Môquet.
Les Justes, les héros ordinaires qui refusent le nom de héros et en cela le sont, qui refusent l’honneur d’une médaille ou même d’une citation, parce qu’ils ont fait ce qu’ils avaient à faire, simplement, et que tout le monde, supposent-ils, aurait fait la même chose à leur place.
Les retrouvailles, cinquante ans après, d’un parent, d’un ami qu’on croyait mort ou perdu. Internet opère de ces miracles.
Les bouquets de fleurs (surtout les fleurs artificielles) attachés sur des poteaux au bord des routes.
Les fleurs séchées, surtout les lilas de mer, celles que les romanichels vendaient au Crotoy, et les roses blanches, à cause de la mère.
« Tous les enfants qui passent me la rappellent. Et mon pauvre petit Jacques aussi, dont je ne verrai point les premiers pas sur le sable. Je crois comme tu me l’écris, qu’il sera très doux et très affectueux. Chaque fois que je pense à lui, je le vois détourner la tête de son petit air timide. Et cela m’emplit d’une telle émotion, que les larmes m’en viennent aux yeux » (lettre d’Émile Zola à Jeanne Rozerot, 16 août 1892, Zola, Correspondance, éd. Alain Pagès, GF-Flammarion, 2012, p. 267).
Les petites tombes d’enfants dans les cimetières, si petites pour la taille d’un corps d’enfant (avec Jean, au cimetière d’un village normand, pendant des noces, août 2012).
À la cantine de la Teste-de-Buch dans le bassin d’Arcachon (à 20 ans, j’y étais moniteur dans une colonie de vacances…), on sert un menu de substitution aux enfants dont les parents n’ont pas les moyens de payer la cantine (entendu à la radio le 29 mars 2017).
Hélène Le Touzey, abandonnant tout pour vivre à côté de son fils Michaël Blanc, détenu pendant 19 ans en Indonésie (23 juillet 2018).
À Mati, pour fuir les flammes, « Lela Demertzi, 53 ans, a porté sur son dos à la plage sa mère souffrante » (Nouvel Obs, en ligne, 25 juillet 2018). Le présent percute l’antique, l’actualité rejoue le mythe : cette femme grecque retrouve le geste d’Énée, fuyant Troie en prenant sur son dos son vieux père Anchise.
Une grand-mère en gilet jaune qui se demande si elle va pouvoir acheter des cadeaux de Noël à ses petits-enfants (fin de novembre 2018).
Le témoignage de la mère de Samuel Paty : « Son père, qui lui racontait l’histoire de France le soir, au lit, quand il était enfant, a même été son professeur en classes de CM1 et de CM2. « Samuel était très respectueux, il l’appelait “maître” en cours », sourit Bernadette Paty. » (Le Monde, 9 novembre 2024).
Choses que je ne sais pas, que je n’ai jamais sues et que je désespère d’apprendre un jour
Les signes du zodiaque, dans l’ordre, avec la période de l’année.
Le genre grammatical des mots obélisque, astérisque, épitaphe, épigraphe, exergue.
L’orthographe de nombreux mots à double consonne.
Retenir et reconnaître un air de musique classique.
Les tables de multiplication après 5.
Mon numéro de sécurité sociale, mes numéros de téléphone et de plaque d’immatriculation, même en recourant à des moyens mnémotechniques, car alors j’oublie la combinaison qui devrait soutenir la mémoire. Par exemple l’immatriculation de ma voiture actuelle est composée d’un nombre à quatre chiffres comportant les deux chiffres de mon année de naissance précédés de ces mêmes chiffres inversés, puis deux lettres, les initiales de mon prénom et celui de mon père, et le numéro du département, qu’au moins je retiens. J’ai réussi à retenir mon code secret de carte bancaire car il est très simple, trop simple d’après les normes actuelles de sécurité. Peur quand je perds ma carte bancaire, non de l’avoir perdue, mais de devoir retenir un nouveau code.
Les mois qui ont 31 jours : je dois compter sur les bosses des doigts.
Deux lettres qui se suivent dans l’alphabet : je dois reprendre la récitation depuis le début.
Choses qui font plaisir
Retrouver une chose qu’on croyait perdue.
Perdre une chose dont on ne savait pas comment se débarrasser.
Un ami qui arrive exactement après qu’on a tourné la dernière page d’un livre si passionnant qu’on ne l’aurait interrompu à aucun prix.
Un ami, un amour qu’on a beaucoup attendu et qui arrive quand on ne l’attend plus.
Dans le beau livre de Françoise Héritier, Le Sel de la vie, Odile Jacob, 2012, je prélève quelques-uns des événements où je me reconnais. C’est la force de ce livre d’être à la fois très personnel et universel : parce qu’il est simple et humain, tout lecteur peut constituer sa propre petite anthologie. Voici la mienne, avec un renvoi à la page :
La sieste à l’ombre (16), prendre les chemins côtiers un jour de grand vent (19), faire le vide dans ses placards (25), décoller en avion ou atterrir (28), faire se refléter sous le menton le jaune des boutons d’or (40), passer une nuit blanche pour veiller le premier mort dans sa famille (45), marcher dans la mer (id.), ne plus avoir mal aux dents (ou nulle part ailleurs) (46), ne pas parvenir à se souvenir d’histoires drôles (47), cueillir des mûres (51), redonner vie aux morts en parlant d’eux (57), connaître quelqu’un de si indifférent au quotidien qu’il doit regarder par la fenêtre si on lui demande au téléphone s’il fait beau ou s’il pleut (58), se plaire dans l’atmosphère des cimetières des petites villes à la Toussaint, détester la résistance des objets et des choses inertes, imaginer les gens à partir de leur voix (64), se souvenir d’avoir aimé les films de François Truffaut et la voix si particulière de Delphine Seyrig (70).
Nager dans la mer, face au soleil, les yeux fermés. Sentiment d’éternité, comme dans le poème de Rimbaud : « Elle est retrouvée. / Quoi ? — l’Éternité. / C’est la mer allée / Avec le soleil », et sa variante d’Une saison en enfer : « C’est la mer mêlée / Au soleil ».
Se réveiller naturellement (sans la sonnerie d’un appareil) vers 4 ou 5 heures du matin, l’esprit lucide (un ou deux cafés la veille), travailler en pensant que les autres dorment encore, et se rendormir sur le matin, avec la bonne conscience du devoir accompli, au moment où les autres se réveillent.
Choses qu’on perd
Perdre ses papiers d’identité
Ce ne sont pas ses papiers qu’on perd, c’est son identité.
On pense d’abord aux démarches, à l’attente aux guichets, à la paperasse, à l’argent que ça va coûter. Mais le coup est plus profond : il atteint ce que l’administration ne peut pas rendre : l’être, le nom qui n’est pas seulement écrit sur un papier, le visage sous la photo anthropométrique.
On se souvient des moments antérieurs où l’on a perdu ses papiers : des périodes de grande fragilité, de mutations, de ruptures, comme si la perte équivalait à une mue, à un changement de peau.
Et justement, on venait de scanner tous ces papiers, sur le conseil d’un ami : garder une trace, un numéro, permet de les refaire plus vite. On se dit que cette précaution a causé la perte, parce qu’elle autorisait une moindre vigilance en posant un filet de sécurité. Un superstitieux dirait qu’on sentait venir ; un pragmatique qu’on a baissé la garde après avoir mis en place une protection.
Tout ? par mesure d’économie : le vieux sac à main à la fermeture fatigué, s’ouvrait tout seul. On n’a pas voulu le remplacer, parce que le cuir est cher. Et la mesure d’économie entraîne le double de dépense.
Enfin, on retrouve le portefeuille, et tous les papiers dedans. Il était tombé près du meuble d’entrée. Dans une bouffée de réappropriation, on sent que ce ne sont pas seulement les papiers d’identité qui reviennent. (Janvier 2013.)