Bilans

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Dans « retraite », j’entends « retrait », le retranchement (rentrer à couvert de la tranchée), le pas de côté, le débrayage, la lenteur  qu’on s’autorise.
En « activité », j’étais actif, hyperactif, productif, dans l’urgence, jusqu’aux urgences (celles du SAMU). Vient le temps de prendre le temps, depuis qu’on sait qu’on n’aura pas le temps de tout faire.
L’âge venant, et même venu (belle formule de Gérard Genette), c’est le temps des bilans : de santé, de vie professionnelle, familiale, de la vie tout court, plusieurs vies enchevêtrées.
Le temps des listes.
Moi, Y, laissant derrière moi
— une suicidée — je n’y suis pas pour rien sans trop savoir quoi exactement ;
— quelques abandonnées et d’autres abandonnantes ;
— quatre enfants aimés, deux + deux, de deux « lits » différents, comme disent les gens de loi.
— des organes abîmés que je ne peux plus donner, cœur rafistolé, reins pierreux, yeux en voie d’obscurcissement ;
— traité deux fois de « salaud » par deux femmes différentes qui avaient leurs raisons, mais j’ai oublié lesquelles ;
— des souvenirs et surtout beaucoup d’oublis (Oublieuse mémoire, c’est un beau titre, mais déjà pris) ;
— des pages et des pages manuscrites, journaux, lettres, romans, nouvelles, poèmes, le tout inédit, à quelques lignes près. Qu’en faire ? les brûler sans les relire ? les relire puis les brûler ? les relire, en tirer un condensé, puis les brûler ? les laisser aux enfants pour qu’ils (elles : plutôt les filles) les jettent ? ou décident de les garder ? ou de les donner à cette institution créée par Philippe Lejeune (j’ai le nom et l’adresse dans le dossier « Autobiographie », à rechercher) ;
— des cours et des livres à transmettre en des mains qui pourraient leur donner une seconde vie ;
— des images de soi en circulation ; parmi les dernières : cloisonné, sans ego, cachottier, mettant les gens dans des cases ; c’est ce qui ressortait dernièrement des discours publics ou privés autour du pot d’adieu. On ne s’y reconnaît pas (entièrement), mais il faut faire avec, composer avec l’image composite.

Décembre 2017

Parlant de soi, on s’expose, et on s’expose à : on se montre et on prête le flanc. Une amie m’a lu et elle m’écrit. J’ai attendu si longtemps avant de renvoyer un écho que la meilleure réponse est sans doute de copier son message privé en anonymant les personnes et les lieux (beau nom d’astéronyme, appris il y a quelque temps), sans plus de commentaires. Les autres nous servent de miroir et de mémoire, les deux plus ou moins fidèles. Mais nous savons qu’ils sont plus dignes de confiance que nous-mêmes.
Voici ce que j’ai reçu :

Cloisonné, cachottier, mettant les gens dans des cases : comment peut-on se permettre ?

Ces gens-là se trouvaient-ils si importants eux-mêmes pour dire cela ? Cela m’est bien égal que vous me mettiez dans une case.
Je m’en fiche. Ces gens devraient vous voir comme ils ont envie de vous imaginer.
Les souvenirs que j’ai de vous, avant R*, tournent tous autour de Victor-Hugo. Très précisément autour, parce que je vous revois sortant d’un petit café à l’angle des rues Saint-Nicolas et Magenta, plusieurs fois ; vous deviez y déposer votre sac de gymnastique, ou je ne sais.
Il y avait cette réputation qui flottait autour de vous, que vous étiez très intelligent, très cultivé, exceptionnel ; je me souviens, pendant les répétitions de théâtre, d’une sorte de réserve que les gens avaient en s’adressant à vous, et aussi de ce vague air de dire : oui, je connais Y. L., je lui parle et il me parle. Et ils disaient aussi qu’en plus de cela, vous étiez simple et gentil. Ils évoquaient aussi Mademoiselle C* : elle était semblable à vous (ou vous à elle), et vous vous étiez intellectuellement mutuellement élus.
Je ne revois pas trop votre personne – sauf au sortir du petit café – parce que les photographies des répétitions ont effacé mes souvenirs.
Un jour, longtemps après, j’ai cherché le nom de Gustave Flaubert dans Internet, et je l’ai vu beaucoup de fois associé au vôtre.
Ensuite il y a eu R* et je vous y ai reconnu comme je vous imaginais, et non comme les autres vous ont dépeint autrefois et maintenant. Trois années de suite, sans jamais de modulation négative dans cette reconnaissance. À la gare, la première fois, vous attendiez sur le côté, le long du mur, avec un air très inquiet ; et j’ai reconnu cet air.
Il y avait, ensuite, votre appartement, la salle d’eau et la cuisine en longueur, et qui étaient comme des sépales enserrant le séjour et les chambres. La clarté y était celle du contre-jour, à tous instants de la journée. La nuit, … obscure et tombant des étoiles !, elle semblait venir du puits de lumière intérieur, au cœur de l’immeuble.
Il y avait ensuite les lieux mémoriels, et tous ont été triples en rencontres, C*, Flaubert et D* ; É*, Flaubert et J* V* ; la plage d’É., Flaubert et votre enfant aîné, qui toujours pour moi sera ce petit garçon – me donnant secrètement un des galets gris – qu’il était interdit de ramasser.

Je ne peux pas faire deux choses à la fois : parler et conduire (si je parle en conduisant, instinctivement, je lève le pied), parler et plus généralement faire bouger mes mains…

…Une fois au moins vous avez fait – trois choses à la fois. Revenir d’É. en conduisant dans la nuit, en chantant : Depuis – longtemps – longtemps – que les – poètes – ont dis – paru…. Et vous faisiez flotter la mélodie devant le pare-brise avec votre main gauche….

Cloisonné, cachottier, mettant les gens dans des cases ?

Et ne me dites pas que c’est moi qui vous mets dans mes cases….

L’agraphe (bilan ancien, fin de décembre 1997 ou à peu près)

Femmes et écritures

Quand Gil partit pour la deuxième et définitive fois, il dit : je n’ai pas eu la vie que je voulais avoir. J’ai raté ma vie. Je voulais être écrivain. Je suis un écrivain raté. Je suis un écrivain sans livre. Je suis écrivain, je ne suis que cela, si je vaux quelque chose, c’est par là, et personne ne le sait.

Si je reste, je meurs sans livre.

Si je reste, je meurs dans l’asphyxie de l’écrivain sans livre qui s’appelle agraphie.

L’épouse ne l’avait pas aidé à devenir écrivain. Il disait, en riant : Tu es ma femme, j’ai la littérature pour maîtresse. Un jour, il n’a plus ri : il a quitté la femme pour la maîtresse.

Mais personne ne pouvait aider dans cette solitude-là. On ne peut pas écrire à deux, de sexe différent, sauf des lettres. Tout ce qu’elle aurait pu faire pour le bien de la littérature, c’était s’opposer violemment à son désir d’écrire. Alors, oui, il aurait écrit contre elle. Elle l’aurait aidé à écrire.

L’amour, au début, fait écrire (à l’autre, à soi), la rupture aussi. Mais entre ces deux temps forts s’étale un long temps sans écriture autre que domestique (liste de courses, etc.). Il tombait amoureux pour avoir de quoi écrire, puis il rompait quand l’inspiration tarissait.

La première fois qu’il était parti, avec une femme qui écrivait sur du papier à lettre et dans de petits carnets, c’était déjà pour cette raison : écrire.

L’épouse gisait sur le lit de l’enfant, jetée en travers, les poings dans l’oreiller, étouffant ses pleurs. « Les cris vains, les cris vains », se disait-il, en se retournant.

Il attendait la rencontre qui lui donnerait à écrire, la femme par qui une histoire lui arriverait.

Il avait tout quitté, femme, filles en bas âge, maisons, parents, amis, en se disant : c’est pour l’écriture. Il abandonnait ses filles pour écrire le livre de ses filles.

Quand il dédiait un livre à ses filles, il écrivait : « pour me faire pardonner de tout le temps que je t’ai pris ». Sa femme aurait voulu, pas un exemplaire dédicacé, mais le livre dédié, « À ma femme », écrit sur la page de faux-titre. Comme tous ses collègues, qui remerciaient publiquement leur chère épouse qui leur avait permis de travailler, qui les avait supportés, etc. Mais lui, non. Il n’était pas question qu’il écrive le prénom de sa femme sur un livre, même un livre qui parlait des livres des autres. Entre la littérature et sa femme, il ne devait y avoir aucune commune mesure. C’était comme ça, il l’avait choisi ainsi, une femme non-littéraire, une femme scientifique, sans la possibilité de partager avec elle ce qui comptait le plus, parce que ce plus n’est pas donné en partage, mais doit se conquérir dans la solitude et dans l’incompréhension.

De l’épouse sans lettres, il gardait les mots écrits sur des feuilles arrachées de l’agenda : « Étends le linge. Bisous ».

Avec l’épouse non-littéraire, il était arrivé à ce résultat de ne pas écrire, ou plutôt d’écrire tout le temps sans faire œuvre.

Avec la maîtresse littéraire, il n’avait pas fait œuvre non plus, paralysé par la force de son écriture, par sa violence à détruire les traces écrites, les siennes à lui, les siennes à elle.

Dès qu’il s’était trouvé dans le grand appartement sans meuble, il s’était mis à écrire à même la moquette, à quatre pattes, à plat ventre, comme un animal, une bête d’écriture. Elle lisait ce qu’il écrivait, et elle n’aimait pas. Elle trouvait qu’il écrivait la laideur, sa laideur à lui dont il barbouillait le monde.

Elle écrivait elle aussi. Il lisait, et trouvait beau. Les plus belles choses qu’il ait lues, c’est elle qui les a écrites. Mais elle détruisait au fur et à mesure. Elle brûlait. Il savait que se trompent ceux qui pensent qu’il n’y a pas de grandes œuvres inédites, que toutes les œuvres fortes trouvent un éditeur. Ce qu’il avait lu de plus beau, il était seul à l’avoir lu, ses yeux en avait parcouru les pages juste avant les flammes. Ceux qui publient font acte de faiblesse : donner à un éditeur la beauté qu’ils ont mise au monde. Mais elle était de la race des forts, de ceux qui n’ont pas besoin d’un premier lecteur pour commencer à écrire ni de la critique pour continuer, de ceux qui écrivent pour eux.

Genèse

Depuis qu’il savait écrire, il écrivait. Son premier mot, tracé : pyjama. Puis des milliers de pages noircis à propos du même sujet, autour du même sujet : le père. Il n’avait pas dépassé cet unique objet, le père. Et rien de montrable n’en était sorti.

Liste des manuscrits non publiés

La Maison du père (ébauche, années 70)

Ensemble de projets autour de la famille (« roman carrefour »): le père (essentiellement la maison), la mère, ma sœur (Journal d’Hélène) et moi (Journal de Nicolas), tout cela début des années 70.

Poésie. Chansons

Journal (intermittent)

Autobiographie (voir la date où elle s’arrête, car pour le commencement, c’est depuis la naissance)

Journal de la colo. Évelyne M* (été 70)

Ma confession de masturbateur à Philippe. « Histoire d’une délivrance », daté 69.

Chroniques de la vie enseignante, proposées au « Monde de l’Education » en 1982.

Voyage, signé Jean Lescale. Pièce radiophonique pour Radio-France, 1982.

Nouvelles, comprenant : Le voisin, Incipit, Parentèle, Le collaborateur, Mes connaissances, Les chaussettes du Président, Rappelez-moi votre nom, Le garage, L’omoplate, La Tour Eiffel, La fin du livre.

Les silences du père, gros manuscrit comportant plusieurs versions.

Apocalypse ou (Suite et fin)

Famille (année 86?)

L’ordre du Mal (signé Bernard Mathon)

Liste des manuscrits publiés

Palette, poèmes.

Anticonte, dédié « À Constance » (?) — Écrit à Vingrau, chez Daniel Fargas. Illustré par moi. Je l’avais fait lire à mon prof de russe. Pour lui faire plaisir, j’avais mis le mot « verste » dedans. Il n’avait pas compris ce que ce mot russe venait faire là-dedans ! Publié dans « Saine Jeunesse » (?)

« Dîner de têtes chez Lichel Pomac », Le Monde de l’Éducation, juin 1982, p. 4.

« Lecture freudienne de l’affaire des diamants », Le Nouvel Observateur, n° 788, 17-23 décembre 1979, p. 22-23.

« Première, suivi de En Seconde », signé Philippe Belval, NRF n° 506, mars 1995.

Il oscillait entre deux postures, comme l’insomniaque change de flanc : d’un côté reproduire, imiter, étiqueter les choses, faire passer les mots, dans leur agencement, les bruits et les rythmes du monde, d’un autre côté, distiller le parler de tous les jours à tant de degrés d’alambic qu’on n’y reconnaîtrait plus rien, dans l’élixir final, du fruit de départ. Après quinze jours de branlette mentale, il avait éjaculé un énoncé définitif : « L’enfer vert s’avérait inviolable », pour dire qu’au fond de son jardin, il y avait une forêt très touffue.

Il aurait fallu tout quitter, travail, famille, et ne faire que ça, écrire, rien d’autre, tout subordonner à la suite des mots.

Critique

Au lieu d’écrire, il avait travaillé sur les livres des autres, critique, journalisme. Comme un enfant fait du vélo avec des roulettes qu’on appelle stabilisateur : il avait besoin des livres des autres pour marcher, des béquilles, et quand se lancerait-il tout seul? C’était comme une attente, écrire une préface aux livres des autres, mettre des notes en bas des pages des livres des autres, tourner un article sur le livre des autres, de préférence des morts, de grands morts, des classiques.

Il avait ouvert un dossier : une idée par jour. Il notait des idées de critique.

Liste des idées critiques :

— Littérature et politique : les politiciens qui écrivent; les écrivains conduits à la politique. Les métaphores du politique dans le littéraire

— Les Arts poétiques

— L’Épistolaire

— Flaubaire et Baudelert (je sais)

— Maîtres et disciples. De la filiation en art.

— Les dictionnaires au XIXe siècle

— Le rêve du livre total

— L’écriture sur le corps

— Les maisons d’artistes, le rêve de la communauté

— Les personnages qui sortent des livres

— L’anonymat

— Biographies des artistes qui ont renoncé à créer

— Critique de la critique

— Histoire du concept de littérature

— Écrire à deux (Goncourt, Erckmann-Chatrian, Boileau-Narcejac)

— Harmonie, analogie et correspondances au XIXe siècle

— Rapport photographie / littérature

Mais c’était en attendant d’être saisi par une idée d’œuvre à lui, pas une idée, mais une forme, une urgence à écrire. Il n’écrivait que dans l’urgence absolue (l’urgence de tuer le père, puis de se débarrasser de son cadavre en le débitant en chapitres) et pourtant il y fallait du temps, de la lenteur. Son œuvre critique se réduisait à ceci : une liste d’idées, qu’il avait à peine le temps de noter. Lecteur universel, désireux de tout connaître, de peur que lui échappe le livre essentiel, celui qu’il attendait, celui qu’il aurait aimé écrire, celui qui le dispenserait d’écrire le sien, il ne trouvait le temps que de lire les titres des livres, parfois le prière d’insérer, plus rarement la première page, jamais un livre complet, du début à la fin

Lectures

Il avait fait aussi une liste de livres à lire avant de mourir.

Liste de livres à lire avant de mourir :

Broch, La Mort de Virgile — Cohen, Belle du Seigneur — Conrad, Lord Jim — Faulkner, tout — Dostoïevski, Les Démons — Gontcharov, Oblomov — Gombrowicz, Ferdydurke — Pierre Jean Jouve, Les Aventures de Catherine Crachat — Laurence, L’Amant de Lady Chatterley — Jarry — Joyce, Portrait de l’artiste — Murger, Scènes de la vie de bohème — Nabokov, Ada ou l’ardeur — Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra — Melville, Moby Dick — Mirbeau, Le Jardin des supplices — Roussel — Sade, 120 journées de Sodome — Saint-Augustin, Les Confessions — Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy — Villiers, Tribulat Bonhomet.

Inventaire

En mars-avril 1994, il avait fait l’inventaire de ses carnets de travail, et la liste des projets de fiction.

Inventaire :

Un carnet — La Maison. Déménagement

Cahier — Therdonne. Été 1982.

Carnet — Politique 1981.

Carnet — Autobio, journal 1984.

Carnet — « Sottisier révolutionnaire »

Carnet noir — « Courtes proses »

Rhodia — Hôpital Sablé 1989

Agenda (Grèce) — Anne

Classeur — Filles

Chemise rouge — Filles

Classeur rouge + cahiers — Prof

Chemise bleue — Paris

Chemise noire — Justice

Chemise jaune — Maître / disciple

Classeur vert — « Père disait »

Chemise blanche (Canada) — Roman de la campagne

Rhodia — Hospitalisation du père

Dossier — « De tout un peu » : Père mère. Bibliothèque Canteleu. Théâtre. Elle 2. Poèmes. Porcherie-clocher. C*-P*. Moi — Éloge de l’imitation. Textes brefs — Fragments comme ça. Maison. Récits de rêves.

M1 et M2 — Lettre à deux femmes

Le Roman d’amour dont vous êtes le héros.

Caisse Bizerte du Père

La photocopieuse

Grand carnet rouge à ramages — Plusieurs projets : Grand homme. Ville. Bibliothèque. Photocopieuse. Divers.

Flaubert’s Fictions — Suicide de Cento. Suicide de la fille de Karl Marx. Heredia draguant Caro à l’enterrement. Le Père Didon.

Dossier Mathon — Décibailbe

Projet avec F* J* : écrire nos histoires d’amour croisées. « Portraits de femmes ».

Courtes proses ou Quoi d’autre ?

Mais aucun projet ne s’imposait vraiment. Des feuilles étaient classées à part dans des chemises. Il aurait fallu les redistribuer autrement.

Le meilleur de lui, c’étaient les textes à la première personne. Mais avant de parler à la première personne, il fallait s’imposer avec un texte fort, se faire un nom par un détour, trouver une idée à la fois qui l’imposât, un truc à la mode et pourtant original, inattendu qui répondrait à une attente secrète, un livre comme une réponse à une question qu’on n’aurait pas eu l’idée de poser. À chaque fois qu’un livre sortait, dont il avait à rendre compte, et qui lui plaisait, il réagissait en jaloux qui voit une belle femme possédée par un autre : il arrivait trop tard, l’autre avait pris l’idée avant lui, comment n’y avait-il pas pensé, c’était à la fois simple et efficace. Le livre fait pour aboutir à un spectacle : chaque semaine, des écrivains apparaissaient dans la lucarne de leur livre. Il allait se couchait en se disant : la prochaine fois, ce sera mon tour.

Projets

Projet d’un livre qui s’écrirait tout seul : il n’y avait qu’à noter ce qui lui passait par la tête, ce qu’il entendait à la radio, dans la rue, les conversations, ce qu’il lisait dans le journal (par exemple ceci : un amoureux loue les espaces publicitaires des autobus d’Orléans pour dire sa passion). Au bout du compte, la réalité était romanesque. (« Paris. Il pensait que dans cette ville romanesque, les livres s’écrivaient seuls. Il suffisait de suivre un ivrogne qui parlait tout haut, de relever les graffitis sur les murs. La vie parlait. Il était son secrétaire. ») Ou à l’inverse, une œuvre qui serait le résultat de contraintes tellement fortes que les moindres lettres, les moindres mots feraient système, aussi serrés que les mots dans une grille de mots croisés.

Projet d’un livre écrit selon une double série de contraintes : un événement personnel (une lettre reçue, etc.) et un événement des infos. En plus, compliquer en insérant, tous les jours, une question du jeu des mille francs.

Projet du livre écrit pour les morts / pour les vivants. Un livre secret à donner à lire à personne, à une personne, à tout le monde. Pseudonyme ou nom réel.

Projet d’un livre inculte ou recherché. « Autrefois, j’écrivais comme quelqu’un qui ne sait pas écrire. Bon, Redonnet. Maintenant, ce serait plutôt celui qui sait trop bien écrire. Proust, Genet. Mais l’hésitation s’est déplacée entre la forme courte, maîtrisée (les petits classiques d’aujourd’hui) et la nappe lyrique (Berhnard, Aragon) » (Carnet rouge relié, 25 juin 1991).

Projet d’un livre où pas un mot des autres ne figurerait / projet d’un livre fait entièrement de citations, sans un mot de moi.

[Beaucoup plus tard, 15 août 2000, je trouve cette citation de Christine Buci-Glucksmann :  « À la limite, l’idéal du mélancolique consiste à écrire un livre de citations [qui lui assure] une filiation symbolique livresque, morte-vivante, qui lui fait office de subjectivité désubjectivée » (« L’œil de la pensée », L’Écrit du temps, n° 13, printemps 1987, p. 31)]

Les projets s’entrecroisaient. En fait, il avait l’idée d’un roman total, d’un hyper-roman qui contiendrait tous ses projets, qui les prendrait tous à revers et en travers, en écharpe (il aimait bien cette expression : prendre en écharpe, il y entendait le cache-col qui protège, la violence de l’écharpage, et, par confusion, la blessure de l’écharde de bois qui s’enfonce dans la chair, sous l’ongle). L’hyper-roman tiendrait à la fois de l’autobiographie, du poème, du roman.

Sa dernière idée de synthèse consistait à regrouper ses essais sous un titre générique, par exemple, Le livre des livres, composé de petits livres : livre de mon père, livre de ma mère, livre des femmes, livre des enfants, mon livre, etc.

Hétéronymes

Déclinaison des hétéronymes.

— Philippe Belval, l’autobiographe. Celui qui dit je. Ma grand-mère maternelle s’appelait Beauval, de son nom de jeune fille, mais il existe un François Beauval, éditeur. Je modifie le nom pour éviter la confusion : Belval semble sortir d’un récit de Maupassant. C’est le côté NRF, prose coupée, contenue, la densité littéraire, métaphorique à niveaux superposés de lecture : amour (bio), littérature (genre littéraire : théâtre, écriture scolaire), amour et écriture, amour de l’écriture, écriture de l’amour.

— Bernard Mathon, l’imprécateur. Le nom vient de Thomas Berhnardt, et du nom de jeune fille de ma mère. Sa place littéraire est entre Rabelais, Céline, Bernhardt. Du côté de la coulée, du flux, la machine à produire du langage.

— le poète (sans nom à ce jour)

— le romancier des choses, auteur de nouveau roman. Il dit il.

— un autre hétéronyme qui tiendrait la chronique familiale. Le romancier de l’intime, des vies entremêlées.

Pour chacun, j’invente une biographie crédible auprès des éditeurs, qui justifie ma position d’intermédiaire (et me permets de toucher des droits d’auteur, car mon premier chèque est arrivé libellé au nom de Philippe Belval !). Dire qu’il s’agit d’anciens étudiants empêchés, sans compte en banque. Belval est dans un monastère. Mathon en prison. Le troisième à l’asile. Lieux clos. Trois hypostases de la clôture intérieure.

Non-écriture

Catalogue des livres non-écrits, par le même auteur :

[extrait d’une chemise intitulée : « Une idée par jour », d’après le mot d’un père, fatigué de sa fille : « Elle a une idée par jour ». Pas une idée en l’air, mais une idée à changer le monde et la vie, qui ne vous laisse pas intact le soir.]

Ces idées peuvent donner lieu à un long roman, à une très courte nouvelle, à un poème en prose, se scinder en sous-unités, au contraire se combiner à d’autres comme fil d’un roman complexe.

+ Un roman européen — le Tour d’Europe, à travers les pays, les langues (Joyce), les littératures.

+ Maupassant aujourd’hui, écrivant des nouvelles de bâtards modernes, nés de fécondation in vitro, de ventres à louer, de mères et grands-mères porteuses, avec recherche de pères donneurs de sperme anonyme, etc.

+ L’histoire des enfants pas nés.

+ Un type qui fait le tour du monde, de MacDo en MacDo et de Holliday Inn en Holliday Inn, mangeant couchant dans la même chaîne, de hamburgers, de Coca-Cola, retrouvant dans sa petite chambre une disposition similaire de l’ameublement.

+ Récit simultané de ce qui passe dans le monde à un moment donné. « Ce jour-là. » J’ai acheté une édition de tous les journaux français le jour du drame de Furiani. Avec l’idée de romancer l’actualité, c’est-à-dire de monter les événements en système romanesque total. Vieux vœu, je me souviens, des débuts de Libération : décloisonner les secteurs, politique, société, justice, économie, sports, culture, météo, médias, télévision, etc., au profit d’un texte unique, global, qui brasserait tous les domaines et ferait sauter les frontières entre les colonnes des pages. On verrait que tout est politique, que tout est culturel, que tout est spectacle, que le sport, phénomène social, relève de la médecine autant que de la météo, etc. Dans les kiosques, le roman du matin.

+ Un roman écrit uniquement avec les litotes technocratiques (par exemple : les défaillances des entreprises pour les faillites) et les expressions du jour : acter, les métiers de bouche, contre-productif, flux tendu, un gisement de compétences, manque de lisibilité de la stratégie commerciale, maximiser, directeur des ressources humaines, un segment de voitures, zéro défaut.

+ Roman à la première personne : Pour qui je me prends? À chaque fois, un modèle différent; j’essaie des personnalités, j’enfile des identités avant de sortir.

+ La photocopieuse, personnage principal d’un roman policier

+ Un roman d’amour dont vous êtes le héros, avec bifurcations, choix, dont la matière serait fournie par mes histoires sentimentales.

+ Histoire d’amour : une femme a aimé un homme, maintenant présentateur de télé. Tous les soirs, s’habille avec la robe qu’il aimait. Quand il apparaît, embrasse le poste.

+ Roman de l’écrivain qui fait un livre selon les statistiques d’un public ciblé à qui il veut plaire.

+ Biographie d’un révisionniste critique littéraire. Cohérence dans la pensée de René Faurisson : négation du génie de Rimbaud, de Lautréamont; négation des faits historiques.

+ Un texte qui comporterait, à titre de contraintes, les mots, ou expressions, ou situations suivants : (phrases absurdes et pourtant vraies, énoncés bizarres, paradoxes, rencontres sonores étranges) : l’Ukraine craint la Russie. Davidoff s’est éteint. L’équipe de France de foot, composée de Camerounais, rencontre l’équipe du Cameroun. Un cadre quadra. Des roses jaunes. Prendre un thé dans un café. Un révolutionnaire, ancien conservateur de bibliothèque. Un pull en jersey, de Guernesey. Un colis d’un kilo. Une goutte d’eau qui fait tache d’huile. Une pute vêtue d’un pull en pure laine vierge. Un Argentin désargenté. Un sauna finlandais, une omelette norvégienne, des allumettes suédoises. De sa main gauche, elle était maladroite. Un magasin ouvert les jours ouvrables.

Deux en un

Son rêve, c’était de faire d’une pierre deux coups, de courir sur le papier deux lièvres à la fois, l’idée critique produisant son double dans la fiction. Il travaillait sur deux longueurs d’onde, prenant des notes pour deux projets différents, l’un objectif, l’autre subjectif. Par exemple, ce roman du père qu’il lui faudrait bien écrire, il l’étayait d’un travail de recherche sur la question de la paternité et de la filiation dans la littérature du XIXe siècle. Ainsi chaque point se dédoublait en idée sur les autres, et en pression interne. Il ne pouvait s’atteler à un projet critique que s’il comportait une dimension personnelle et son intérêt autobiographique ne s’éveillait que là où se rejoignaient un fait privé et la généralité d’une question à traiter en dehors de lui, débordant son cas particulier.

Liste des sujets doubles, à la fois critique et fiction 

= le roman du père / la question de la paternité dans la littérature du XIXe siècle

= éloge de l’imitation / l’imitation dans les arts poétiques; livre sur le plagiat, histoire et pratique

= père et fils / maîtres et disciples dans l’histoire des Arts

= autobiographie sexuelle / histoire des relations entre littérature et sexualité; texte et sexe, écriture et masturbation

= mes histoires d’amour, sous forme d’un roman en jeu de rôle, structuré comme une Carte du Tendre, avec les étapes obligés d’un parcours / dire l’amour dans les romans

= autobiographie de la perte / la mélancolie au XIXe siècle

= *** / les filles dans le roman naturaliste, le mythe de l’actrice et de la danseuse au XIXe siècle

= le tombeau du père / écriture et monument; le tombeau comme genre artistique (musique, littérature)

= lettres de moi / essai sur l’épistolaire

= mon voyage en Tunisie / cours sur l’exotisme, le récit de voyage, la littérature coloniale.

Exit

Maintenant il se consolait, en se disant : je n’ai pas fait de livre dans ma vie, alors vivre, ce sera mon livre. Partageant l’idée commune qu’il faut vivre avant d’écrire, il vivait, en attendant. Ma vie, mon œuvre. Je n’aurais pas réussi une œuvre, au moins réussir ma vie, faire de ma vie une œuvre d’art, des filles, un fils. J’aurais aimé écrire sur le père, me débarrasser de la question du père, pour devenir enfin fils de mes œuvres, enfanté par mon livre sur le père, reconnu par des lecteurs comme l’auteur de ce livre-là, qui aurait été à la fois mon acte de naissance et le tombeau du père.

Il vieillissait sans âge. À son âge, Baudelaire était mort, Proust n’en avait plus pour longtemps. Quant à Rimbaud, il désespérait. Pierre Michon ne s’en était jamais remis : il n’était pas Rimbaud. Il ne suffisait pas de manquer de père pour être Rimbaud. Il se consolait en pensant aux créateurs qui avaient produit sur le tard, qui avait commencé tard ou qui avait donné leurs plus belles œuvres dans les dernières années de leur vie.

Le collègue A* B*, dans les colloques, sitôt qu’on prononçait devant lui le nom de quelqu’un qui avait publié quelque chose : « Mais quel âge a-t-il ? ». Peur d’être plus vieux, et d’en avoir fait moins.

Gil n’avait pas su choisir entre je et il, Gil.